Retour de l’époque glaciaire?

 

Rapports Est-Ouest au seuil du nouveau siècle

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Traduction par Daniel Kmiécik


Depuis longtemps, les relations entre la Russie, grande puissance eurasiatique et la communauté d’intérêts Nord-Atlantique n’étaient plus aussi tendues que durant ces derniers mois. La guerre d’extermination contre les Tchétchènes et la situation politique confuse suite au départ de Eltsine, expliquent mieux la portée des décisions actuelles pour l’avenir de cette ancienne et nouvelle ligne de séparation entre l’Est et l’Ouest.

Environ dix ans après la chute du rideau de fer, au commencement d’un nouveau millénaire, les relations entre les hémisphères oriental et occidental de la planète ont atteint un nouveau point bas. Les Européens n’avaient pas encore reconnu depuis longtemps comme un défi lancé à leurs forces de conscience cette déchirure mentale entre les deux anciennes cultures grecque et latine de l’Europe civilisée. Conformément à cela, on ne pouvait pas non plus y remédier. Cette déchirure s’élargit même de nouveau à présent pour former une fosse séparant deux civilisations, qu’on pourrait désigner par la "fosse de Samuel Huntington" pour donner un sens à ces forces politiques et économiques qui s’enrichissent de l’existence d’un partage mental de l’Europe et du profond sommeil des Européens. La ligne de démarcation culturelle entre l’Est et l’Ouest, qui existe depuis l’époque de l’Empire Romain, persistera encore durant pas mal de temps. Les deux guerres de l’année 1999, aux frontières sud-est du continent européen – dans les Balkans et dans le Nord du Caucase – ont veillé et prennent encore soin de maintenir une confrontation, renouvelée et claire, en particulier dans l’attitude de conscience entre les deux Romes du 20ème siècle, entre la Rome occidentale, Washington D.C. et la Rome orientale, Moscou.

Dans la partie occidentale de l’Europe, la population paraît se désintéresser de plus en plus des événements  à l’Est, tout spécialement dans les régions sous ancienne domination soviétique. Les médias y contribuent en donnant une image de l’Europe de l’Est présentant toute une panoplie d’horreurs: Pauvreté, délabrement, anarchie, criminalité brutalité et chaos (et pollution, voir récemment celle de la Tisa et du Danube. N.D.T.). Toutes choses qui ne peuvent naturellement que faire naître la répulsion et le dégoût, qui existent, certes,  mais ne forment qu’une partie de la réalité. En "tournant le dos" à l’Est, les Européens sont en même temps envoûtés et fascinés par le miroitement de la "lumière à l’Ouest", tels des insectes autour d’une ampoule électrique.

Pour l’entité culturelle et spirituelle de l’Europe, l’évolution actuelle est en tout cas un malheur. Peut-être qu’on pourra édifier l’Europe en instaurant un contexte économique et éventuellement politique, dont les fondations sont occidentales (comme dans l’Imperium Romanum avec des distinctions nettes, relevant de niveaux d’intégration, entre les souverains, les auxiliaires et les ilotes), mais ses contours à venir sont plus que jamais définis par les exigences géopolitique d’un pacte militaire (l’OTAN) dont le pilum est orienté sur l’Asie centrale. En outre, l’Europe sera incapable d’exercer une force civilisatrice autonome dans la configuration mondiale, aussi longtemps que les Européens considéreront comme admissible cet abîme mental entre les deux moitiés du continents

En 1544, le théologien, cosmographe et humaniste de Bâle, Sébastien Münster, a tracé une carte publiée au frontispice de son ouvrage Cosmographia. Dans la tradition des idées d’un Erasmus de Rotterdam, il voulait représenter l’Europe sous l’image d’une "jeune reine virginale", dont le corps s’étend sur l’ensemble du continent, sa tête formant la péninsule ibérique, ses membres allant loin vers l’Est et atteignant Moscou et l’Oural. L’Europe dans l’expression terrestre d’une reine céleste pleine de sagesse trônant au-delà des confessions. (1) Pourtant, dès cette époque – avant l’éclatement des guerres de religion – les identités et les frontières en Europe faisaient l’objet d’âpres combats, car l’Église romaine, par exemple, voyait l’Europe comme le réceptacle (le Graal, en quelque sorte, N.D.T.) de la foi catholique et de la Romanità (en italien dans le texte. N.D.T.). (C’est d’une manière semblable qu’aujourd’hui l’Union Européenne – avec son Vatican "sur appel" représenté par la Commission Européenne – répand un modèle d’Europe standard et stérile.) Formulé de manière exagérée: Les artères de la reine Europe sont encore et toujours obstruées, le sang des veines est épuisé. Étranglée, le sang des membres n’alimente plus la tête, et les métabolismes sont en ruine. On n’entend plus son coeur battre dans la poitrine, les quelques fonctions vitales qui persistent répondent aux signaux d’excitation électrique en provenance d’un cerveau branché à la cathode transatlantique qui le dirige.

Transposée dans la réalité, cette image se révèle dans la destruction actuelle d’une des plus anciennes voies de civilisation et  d’échanges: Le cours du Danube. L’ensemble du trafic sur le Danube est bloqué depuis le début des bombardements de l’OTAN en mars 1999 – avec des conséquences catastrophiques pour les états riverains, de la Hongrie à la Bulgarie. Le blocus du Danube est le symptôme tragique de cette nouvelle blessure qui parcourt le corps de l’Europe, par laquelle l’Europe, en tant que formation spirituelle et culturelle pourrait s’effondrer pour les deux générations à venir, aussi longtemps qu’il n’existe pas d’hommes se proposant comme tâche de guérir cette blessure. Autrement, il se réaliserait ce que le baron Melchior von Grimm annonçait déjà à la Saint-Sylvestre 1790:

    "Deux empires (...) se partageront tous les avantages de l’esprit, des sciences, des arts, des armes et de l’industrie entre eux: La Russie à l’Est, et l’Amérique qui vient de se libérer, à l’Ouest. Et nous, les autres peuples de l’Europe, nous serons trop dégradés, trop humiliés pour que, par une tradition vague et stupide, savoir être autre chose que ce que nous avons été."(2)  

 

Traditions transatlantiques

Du point de vue occidental, ou transatlantique, il existe un intérêt fondamental à l’approfondissement des liens économiques et militaires entre l’Amérique du Nord et l’Europe (de l’Ouest), qui, au sens de l’Agenda transatlantique, formulé à Munich en 1995, doivent inclure des intérêts culturels et politiques, un prochain jour qui n’est plus très éloigné. Cet objectif commun a été soumis pour la première fois en 1917, à l’opinion publique américaine, au moment où le jeune journaliste Walter Lippmann voulut motiver ses compatriotes à déclarer la guerre aux puissances alliées de l’Europe centrale (l’Empire allemand et l’Autriche-Hongrie). Au sujet de la naissance de cette nouvelle "communauté d’intérêts occidentale-atlantique", Lippmann écrivait alors:

    "Sur les côtes de l’Océan Atlantique, est apparu un réseau d’intérêts solidement contractés, qui réunit le monde occidental. La Grande-Bretagne, la France, l’Italie, même l’Espagne, la Belgique, la Hollande, les peuples scandinaves et la Pan-Amérique forment, dans leur ensemble, une communauté unique dans leurs besoins et leurs desseins les plus profonds. Ils  partagent des intérêts communs autour de l’océan qui les associe. Ils sont aujourd’hui reliés d’une manière beaucoup plus indissociable que la plupart des gens l’admettent actuellement. [...] En montrant que nous, [les USA] sommes désormais prêts à défendre dans un avenir proche le monde occidental, nous poserions la première pierre d’une fédération" (3)

Le but de la guerre est de “forcer l’Allemagne à revenir” dans cette “Communauté atlantique”, à laquelle elle appartient véritablement – autrement que ses voisins slaves.

La réalisation au plus tôt de cette “Communauté atlantique” restera un objectif, que de nombreux hommes d’état de l’hémisphère occidental ne perdirent jamais de vue. Et c’est ainsi qu’on tâcha d’ancrer de nouveau ces idées dans l’opinion publique, après la chute du rideau de fer, car l’émoi existait que les Européens (et tout au premier plan les Allemands) cherchassent à jouer un nouveau rôle dans le contexte mondial, après la guerre froide. Parce que l’OTAN semblait perdre le sens et le but de son existence, les Atlantistes redoutaient la réversion de l’opinion publique américaine dans l’isolationnisme politique et donc la dissolution des liens transatlantiques existants déjà. C’est dans ce sens que Brian Beedham soutenait, dans l’hebdomadaire britannique The Economist, en septembre 1990:

    “Du côté européen, il est nécessaire d’accepter la nouvelle formation, que tente de réaliser l’Europe --- que ce soit en fin de compte sous la forme d’une fédération, confédération ou moins –- comme partie d’une autre structure plus lâche qui inclut l’Amérique du Nord. Ce ne doit pas être du goût des Européens de vouloir former l’Europe pour se séparer de l’Amérique. Avec un peu de chance, la plupart des Européens ne veulent pas d’une telle Europe.” (4)

Naturellement, ces liens étroits entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord sont une réalité, mais ils ne peuvent agir par la suite de manière féconde dans la structure mondiale qu’aussi longtemps que l’Europe conserve son identité spirituelle autonome et n’est pas entièrement absorbée par l’hémisphère occidental; Cela dépend en tout premier lieu des Européens eux-mêmes, de remarquer ou non principalement la déchéance culturelle qui se produit  actuellement et de posséder encore la force intérieure d’aspirer à un renouveau spirituel et culturel. L’issue est absolument incertaine.

En tous cas, selon le dessein des Atlantistes, la formation atlantique peut se développer infiniment plus vigoureusement, s’il existe vers l’Est une démarcation culturelle bien définie – cette fameuse frontière qui a été mise à profit par Rome pendant la contre-réforme à partir de réflexions identiques, afin de transformer l’Europe en un bastion re-catholisé, antemurale christianitatis. Dès le début du 20ème siècle,  les partisans de l’idée atlantique tombaient déjà d’accord sur le fait que ni l’Union Soviétique, ni une Russie libre ne pouvaient prendre part à cette formation. Au contraire – il était important d’engendrer et de maintenir une polarité entre les anglo-américains et le domaine des Slaves de l’Est. Celle-ci devait fonctionner comme une loi naturelle dans l’évolution de la civilisation – de manière analogue aux deux pôle d’un barreau aimanté. Dès 1900, le journal des États-Unis d’Amérique The Outlook, exprimait un point de vue qui était répandu parmi les hommes d’état anglophones de l’époque – par exemple Théodore Roosevelt et Lord Salisbury --:

    “Tout comme on a réglé le problème fondamental du passé entre les cultures anglo-saxonne et latine, la question fondamentale de l’avenir se réglera entre les cultures anglo-saxonne et slave.” (5)

Cette constatation a été adaptée aux USA et reformulée par Churchill, lors d’une conférence donnée en 1932:

    “Les deux forces opposées de l’avenir [...] sont les peuples anglophones et le communisme”(6)

Et le père de la géopolitique, Halford Mackinder, écrivait en 1904 sur la Russie tsariste, tandis qu’il voulait expliquer la confrontation entre la puissance maritime (le monde anglophone) et le continent-coeur (la Russie):

    “La Russie est plus ou moins mise à l’écart, inaccessible au commerce mondial. Il est impossible que la Russie fusionne avec l’Ouest. [...] La Russie remplace l’empire mondial de Mongolie [...] Globalement considérée, elle occupe la position stratégique centrale, dont l’Allemagne dispose en Europe.” (7)

Dans les milieux occidentaux, on a volontiers recours au fameux “Testament de Pierre le Grand”, une falsification issue des guerres napoléoniennes, pour proscrire à “jamais” la Russie du Tsar Pierre le Grand, avec sa dominance impérialiste anti-occidentale quasi inhérente et la nécessité d’annexion de ses voisins, qui lui est liée. Les nationaux-socialistes pouvaient tout aussi bien utiliser le Testament pour leur propagande, partant du fait qu’ils tentaient de protéger purement et simplement l’Occident des “hordes asiatiques”(8), comme le firent des hommes d’états occidentaux vers la fin de la seconde Guerre mondiale. Par exemple le président américain Truman, pour lequel le Testament représentait un argument essentiel, pour actionner la guerre froide, ou bien encore le conseiller en sécurité Zbigniew Brzezinski. (9)

Derrière cette façon de procéder, se trouve même un dessein dont on mésuse facilement,

    "à savoir que dans le monde on ne peut  atteindre quelque chose que si on met en place deux courants en opposition et si, à partir des grands courants d’évolution connus dans l’histoire, on conserve la maîtrise sur les deux."(10)

Jetant un regard sur les intérêts britanniques, un élève de Lord Alfred Milner, John Dove, de 1921 à 1934 éditeur de la revue influente sur les lobbies politiques The Round Table, habille cette vision dans des termes avisés:

    "On ne peut pas endiguer un courant. [...] Tout ce que nous pouvons faire, est de tenter d’en diriger le cours dans le meilleur canal possible" (11),

à savoir dans celui qui contribue le plus efficacement à nos propres intérêts.

Naturellement, ces intentions plus ou moins cachées étaient toujours reprises par des hommes en Russie qui partageaient l’opinion que l’Occident latin n’avait que des dispositions hostiles à l’égard de la vie interne du pays et que la Russie devait donc trouver sa propre voie sans être trop fortement influencée par la vie sociale et culturelle de "l’Occident". Peu de temps après leur parution en 1993, les thèses de Samuel Huntington sur l’irrésistible "choc des cultures" (Clash of Civilizations) entrèrent en résonance avec certains intellectuels russes qui les évaluèrent comme l’expression sans ambages des intentions américaines. (12) Ou encore chez ceux qui avaient de la sympathie pour "l’idée eurasienne", selon laquelle la Russie n’appartenait ni à l’Europe, ni à l’Asie ou à un mélange des deux, mais formait un monde culturel propre et organique renfermé sur lui-même: l’Eurasie (Evrazija). La Russie et la vie religieuse, culturelle, politique et sociale de ses habitants, auraient été étroitement associées dès les origines aux cultures limitrophes de l’Asie centrale et orientale et ne trouveraient donc leur accomplissement historique que conjointement avec ces dernières. La culture européenne, au contraire, à laquelle les Slaves de l’Ouest avaient aussi part, serait étrangère à l’essence profonde de la "Russité", voire nuisible. (13) Des radicaux, comme Alexandre Dugin, voyaient l’effet d’une loi de l’évolution occulte de l’humanité dans le prétendu siècle de rivalités entre les Eurasiens et les Atlantistes pour la domination du monde. (14)

Que signifie tout cela pour l’Europe et les Européens? Les pays européens doivent-ils entretenir un dialogue autonome avec la Russie, ou doivent-ils s’en remettre au rôle dirigeant des USA, qui leur indiquent la direction à prendre? Les mesures américaines en politique extérieure visent pour le moins à ce que le degré d’autonomie européen ne dépasse pas certaines limites. Dans le cas de l’Allemagne, précisément, on fait particulièrement attention à la forme et à la profondeur des relations bilatérales. (15) Des observateurs de la fédération de Russie (16) se montrèrent inquiets en 1996, que le dessein des USA d’activer l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, servît aussi à entraver un

    "rapprochement très vraisemblable à l’avenir entre les Allemands et les Russes sur la base d’une opposition contre les USA –- un rapprochement qui ne repose pas sur des fondements idéologiques, mais sur une base pragmatique, politique et commerciale. En bref, le dessein d’entourer l’Allemagne,  sur l’Est, par un demi-cercle de nouveaux pays membres de l’OTAN, s’explique [...] par [...] la tentative d’exercer un contrôle de la politique de l’Allemagne vers l’Est." (17)

 

Guerres et identités

Les guerres ne sont pas menées en outre que pour des raisons morales ou pour faire adopter le respect des Droits de l’Homme – en prétextant qu’on cherche à empêcher des "crimes contre l’humanité" (en les déclenchant à cette occasion comme l’OTAN au Kosovo) ou à combattre le "terrorisme islamiste" (ne faisant que l’entretenir, comme l’armée fédérale russe en Tchétchénie), mais on les mène aussi, en mettant les choses au mieux, parce qu’elles activent certains intérêts géopolitiques et stratégiques et peuvent façonner l’opinion publique de manière à ce que, d’une façon ou d’une autre, cette dernière les serve en plus. C’est là une idée ancienne, quoique cynique, que par exemple le jésuite et contre-réformateur Giovanni Botero exprimait déjà par une phrase tirée de son ouvrage Della ragione di stato (De la raison d’état) en 1589:

    "Les entreprises militaires sont un moyen approprié pour occuper le peuple, car rien n’éveille autant son intérêt qu’une guerre d’importance." (18)

Pour qui connaît Botero et son environnement, les parallèles avec la situation actuelle ne seront que d’autant plus évidents. Des journalistes instruits de la trempe d’Huntington ou de Brzezinski ont en tout cas une longue lignée d’ancêtres illustres.

Du point de vue des relations Est-Ouest, les deux guerres, dans les Balkans et le Nord-Caucase, ont comme point commun d’avoir été instrumentalisées par des "fondateurs d’identité" professionnels, afin de mobiliser des sociétés qui perdent progressivement confiance dans leur direction politique et doutent d’autant plus fréquemment et sérieusement lorsqu’il est question d’identités culturelles unilatéralement manipulées et de représentations de valeurs. C’est ainsi qu’un commentateur occidental se plaignait en novembre 1994, eu égard à la catastrophe de Bosnie-Herzégovine et de la faillite occidentale:

    "L’OTAN [...] a besoin d’urgence d’un ennemi conjoint, et il est insensé d’affirmer que les Serbes pourraient assurer cette fonction. La Bosnie est perdue et c’est aussi possiblement le cas de l’OTAN. Seule un menace russe renouvelée peut la sauver [...]." (19)

À sa manière, ce commentateur touche juste et tout officier fédéral russe, issu de l’ancienne école soviétique, aurait volontiers souscrit à cette déclaration en l’interprétant en sens inverse. L’oligarchie fédérale russe corrompue a besoin d’urgence d’un ennemi, pour s’affirmer au pouvoir et rien n’est plus efficace – Sam Huntington serait même d’accord avec cela (20) -- que d’attiser d’anciennes peurs et d’anciens préjugés -- dans le cas des Russes les antipathies à l’encontre des peuples du Caucase et la crainte de l’Islam.

L’opinion publique russe fut très profondément alarmée par les cinq terribles attentats à la bombe de l’été dernier, lors desquels, environ 300 personnes perdirent la vie à Moscou et Volgodonsk. Pratiquement tous les responsables politiques en virent les instigateurs dans les rebelles Tchétchènes, même si, aussi bien le dirigeant séparatiste Chamil Basaiev que le président tchétchène Aslan Maskhadov, le démentirent. Les autorités fédérales russes considérèrent comme absurdes les hypothèses selon lesquelles d’autres groupements aux motifs politiques ou criminels se dissimulaient derrière ces attentats, par exemple le service secret fédéral russe lui-même (FSB). (21) Vue la succession du Président Eltsine, déjà solidement établie, et les élections parlementaires imminentes, ils pouvaient apparaître opportun de créer un climat politique "favorable".

Considérées de l’autre côté du miroir, les interventions de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo eurent comme objectif de placer devant les yeux de l’opinion publique occidentale de "manière démonstrative et pratique" la nécessité drastique  d’une alliance atlantique forte et renouvelée. Les deux guerres de Tchtéchénie ont poursuivi un objectif analogue pour l’armée fédérale russe, et ils pérennisent la longue et sanglante tradition des guerres caucasiennes qui furent menées pendant des décennies au 19ème siècle par les Tsars en tenant compte de la situation de politique intérieure. Les politiciens de la fédération de Russie se mettent à jouer parfois à  une sorte "d’arrangement tacite" avec l’Ouest, qui consiste, par exemple, avec des bruits vraiment agressifs de doctrine militaire, à établir des parallèles aux actions de l’OTAN dans les Balkans et à évaluer en même temps le comportement de l’Occident comme une menace potentielle sur la pérennité de l’état. (22)

Un homme comme le président actuellement en exercice, Vladimir Putine, y apparaît comme un gestionnaire d’intérêts idoine: L’ex-agent du KGB, qui fut longtemps affecté en R.D.A. et dont le domaine spéciale d’activités consistait à surveiller les contacts occidentaux et l’appropriation illégale de la technologie occidentale, incarne la classe technocratique "incorruptible" de l’ancien empire qui, dès l’époque de la Perestroïka, était attentive à moderniser la société et l’économie soviétiques, sans changer beaucoup de choses dans les structures de l’état et du pouvoir. De caractère incolore, Putine, qui apparaît plus efficient et expérimenté, aurait mené en Chine une carrière analogue. (23)

Après tous les scandales auxquels s’est vue confrontée ces dernières années une opinion publique russe en plein appauvrissement, l’oligarchie régnante doit fournir d’urgence la preuve qu’elle n’est pas qu’une pièce (d’échec) dans les intrigues de ces milieux occidentaux qui, comme les Russes l’acceptent souvent, veulent contrôler, depuis l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, les développements dans le domaine de la fédération de Russie et affaiblir l’état. Cette défiance – propice naturellement pour alimenter les théories de conjuration les plus brutales – n’est malheureusement pas entièrement infondée. Dès 1919, un sous-comité du Sénat américain se voyait confronter à l’argument suivant:

    "Pourquoi un grand pays industrialisé comme l’Amérique souhaiterait l’avènement et entrerait en concurrence avec un autre grand rival? Les intérêts de l’Amérique ne concorderaient-ils pas, sous ce rapport, avec le rythme pesant que la Russie soviétique envisageait pour elle-même?" (24)

Depuis l’effondrement financier de l’année dernière, il est bien évident que l’économie russe n’a en aucun cas repris le chemin de la guérison -- tout au contraire. Tandis qu’on doit consentir au fait que la responsabilité principale de cette situation est à rechercher du côté du président Eltsine, incapable de discernement, et de son gouvernement plus ou moins corrompu, la participation des USA, et du Fonds Monétaire International dans la misère n’est pas totalement exclue, puisque la Russie se vit contrainte d’approuver les accords de Washington et de ce fait d’accepter l’adoption d’un programme économique qui ne pouvait pas venir à bout de la situation dans le pays. En Occident, des voix se sont élevées dès le début pour dénoncer le manque d’aptitude de ce programme (En tout premier lieu à cause de structures adéquates inexistantes) et attirer l’attention sur le danger de catastrophe sociale avec des conséquences imprévisibles, mais elles ont été ignorées.

En outre, les USA en particulier, la Grande Bretagne et l’Allemagne, et dans une moindre mesure les autres membres du G7, demandent à la Russie de poursuivre la politique économique amorcée alors qu’il est déjà évident qu’elle n’aura pas l’effet espéré. (25) On a cultivé un ton faussement bienveillant et on a rendu les relations avec la Russie exclusivement dépendantes du personnage d’Eltsine, qui, entre temps agissait de plus en plus en étant dirigé de l’extérieur. On a soutenu en outre des politiciens qui dans la population n’étaient pas précisément populaires, pour ne pas dire autre chose. Tous les beaux discours des élites universitaires de l’Ouest se turent finalement le 17 août 1998, lorsque le pays subit le krach financier ce qui ne pouvait que renforcer un nombre croissant de Russes de la fédération dans leur opinion que l’Occident s’est donné pour but de détruire complètement leur pays. De ce fait la connaissance de soi a été étouffée dans l’oeuf en Russie; Toutes les forces émotionnelles furent mises sur le compte du rôle de victime innocente – les parallèles avec la société allemande au sein de la République de Weimar ne sont hélas que bien trop manifestes.

En fin de compte, derrière la guerre en Tchétchénie, qui n’a pas été tout particulièrement menée sous ce point de vue, se trouve la lutte géopolitique entre l’Est et l’Ouest pour l’avenir de l’oléoduc transcaucasien,

    “une rivalité embrouillée, multilatéralement dirigée pour avoir une influence sur le plus important terrain inoccupé après la guerre froide, la région riche en énergie de l’Asie centrale et de l’Asie du sud-ouest, qui s’étend de l’Arabie jusqu’à la frontière du Kazakhstan avec la Chine”. (26)

Comme Brian Beedham, rédacteur de la revue britannique The Economist, la définissait en mai 1998, dans une conférence tenue dans le cadre d’un congrès organisé par les  Nouvelles Initiatives Atlantiques (27) à Istanbul, ou il s’engagea pour une alliance militaire atlantique offensive, a standing alliance.

    “La bataille de l’oléoduc a commencé. Elle est principalement disputée avec de l’argent et des pressions politiques, bien qu’on devra de temps à autre avoir recours à des moyens plus rudes. [...] Ce tiraillement multilatéral pour l’Asie centrale sera une affaire complexe, de longue haleine.”

On doit partir en tout cas du fait que dans l’univers de représentation des oligarchies néo-machiavellistes à l’Est et à l’Ouest il n’y a pas de place, ni pour une Europe culturelle et autonome, qui tente de panser les blessures qu’elle a infligées au monde et à elle-même au siècle dernier, ni pour des Européens qui aspirent à un équilibre entre les grands pôles mondiaux et voient l’avenir de la reine virginale moins dans la puissance économico-militaire que beaucoup plus dans le développement des idées et des initiatives, par lesquelles l’Europe puise être estimée comme un médiateur spirituel par le reste du monde -- dans la modification d’une ancienne phrase de Frantisek Palacky:

    “À la vérité, l’union culturelle européenne n’existerait pas longtemps sans cela, on doit se hâter de la créer dans l’intérêt du monde, dans l’intérêt de l’humanité.”

Mais nous les européens, concevrons-nous cette nécessité qui nous est inhérente dans le siècle à venir et la saisirons-nous? Ou bien l’Europe disparaîtra-t-elle en tant qu’entité spirituelle autonome? Cela aura aussi de très lourdes conséquences pour l’évolution de la Russie.

(1) La nascità dell’Europa. Per una storia delle idee fra Italiana e Polonia (La naissance de l’Europe. Pour une histoire des idées européennes entre l’Italie et la pologne). Éditeur v. Sante Graciotti, Florence 1995, p. 47-51.

(2) Dans une lettre à la tsarine Catherine II, elle-même d’origine prussienne, du 31 décembre 1790. Dieter Groh: Russland im Blick Europas. 300 Jahre historische Perspektiven. (La Russie sous le regard de l’Europe. Trois cents ans de perspective historique.) Francfort sur le Main 1988, p.98.

(3) The Defense of the Atlantic World (La défense du monde atlantique).  The New Republic  du 17 février 1917; dans :Walter Lippmann: Early Writings. New York 1970, p. 74 et suiv.

(4) Survey Defense; Dans The Economist, 1-7 septembre 1990, p. 10 et suiv.

(5) “As the issue of the past was between Aglo-Saxon and Latin civilization, so the issues of the future is between Anglo-Saxon and the Slavic Civilization.” Cité d’après Bradford Parkins:  The Great Rapprochement: England and the United States, 1895-1914. New York 1968, P. 77.

(6) “The two great opposing forces of the future (...) would be the english speaking peoples and Communism”, cité d’après Fraser J. Harbutt: The Iron Curtain. Churchill, America, and the Origins of the Cold War. Oxford 1988, P. 17, 24.

(7) Cité d’après Halford J. Mackinder: The Geographical Pivot of History. Geographical Journal  23 (1904). Conf. W. H. Parker: Mackinder. Geography as an Aid to Statescraft. Oxford 1982, P. 156, 436.

(8) Cette fable est aussi répandue, malheureusement, parmi tant d’Anthroposophes. La réalité spirituelle est beaucoup plus dans le fait que c’est d’abord le phénomène Hitler qui ouvrit au bolchevisme la porte vers l’Europe, tout comme Napoléon qui, par son champ de bataille vers l’Est, facilita finalement la route des troupes du tsar vers Paris.

(9) John Garry Clifford: President Truman and Peter the Great’s Will. Diplomatic History 4 (1980), P. 371-385; Gabrielle Camphausen: Antisowjetische Propaganda im Kriegsjahr 1941. Das Testament des Zaren Peters des Großen. Forschungen zur osteuropaïschen Geschichte 48 (Propagande antisoviétique en l’année de guerre 1941. Le testament de Pierre le Grand. Recherches pour l’histoire de l’Est européen) (1993), P. 37-44; Erwin Oberländer: Zur Wirkungsgeschichte historischer Fälschungen: Das “Testament” Peters des Großen.  Jahrbücher für Geschichte Osteuropas 21 (De l’effet des falsifications historiques sur l’histoire: Le “testament” de Pierre le Grand.) (1973), P. 46-60; Simone Blanc: Histoire d’une phobie: “Le testament de Pierre le Grand”. Cahiers du monde russe et soviétique 9 (1968), P. 265-293; Albert Resis: Russophobia and the “Testament” of Peter the great, 1912-1980. Salvic Review 44 (1985), P. 681-693.

(10) Ludwig Polzer-Hoditz:  Der Kampf gegen den Geist und das Testament Peter des Großen (Le combat contre l’esprit et le testament de Pierre le Grand): Stuttgart 1922, P. 70 et suiv. (Nouvelle édition, Dornach 1989)

(11) “You can’t dam a world current. [...] All that we can do is to try to turn the flood into the best channel.” Letters of John Dove. Éditeur R. H. Brand, Londres 1938, P. 102.

(12) Cf. XXI vek: Konflikt civilizacii?  [Le 21ème sicèle: Conflit des civilisations?]. Moskovskie Novosti [Nouvelles de Moscou], N°10 (6-13 mars 1994), P. 9a.

(13) À la fin des années 80, c’était avant tout des choses comme les livres de  l’ethnologue Lev N. Gumiljov, qui rendirent de nouveau populaire “l’eurasisme”.:  Drevnjaja Rus’ i velikaja step [La vieille Russie et la grande steppe]. Moscou 1989; Ètnogenez i biosfera Zemli [Ethnogenèse et la biosphère de la terre]. Moscou 1990; Ètnosfera. Istorija ljudej i istorija priroda [Ethnosphère. Histoire de l’homme et histoire de la nature]. Moscou 1993.

(14) Den’ [le Jour], N°15 (1993). Aleksandr G. Dugin: Osnovy geopolitiki Geopoliticeskoje buduscee Rossii [Fondements de la géopolitique. L’avenir géopolitique de la Russie]. Moscou 2/1999.

(15) De fait, le partenariat de la Prusse, ou selon le cas de l’Allemagne, avec la Russie était tout sauf réconfortant, quand on pense à Frédéric le Grand et Catherine II, Bismarck et Alexandre III, Hitler et Staline, ou bien à l’organisme de premier secours, qu’on ne peut caractériser que comme pervers,  conditionné par Rapallo entre l’armée du Reich et l’Armée Rouge dans les années 20. À l’époque et entre autres, l’industrielle allemand Hugo Junkers fit construire à Fili près de Moscou une grande usine d’aviation, ce par quoi la formation d’une armée de l’air soviétique fut par la suite rendue possible. Et les bons militaires allemands firent fabriquer du gaz toxique et des munitions à la Russie soviétique, tandis que les compatriotes communistes tombaient sous les balles dans les rues de la République de Weimar.

(16) Dans ce qui suit on fait bien la différence entre les termes qualificatifs de rossijskij (Russländisch, "de la Fédération de Russie", en français) et russkij (russisch, ou "russe" en français). Russländisch est une dérivation de Rossija (Russie) et englobe les aspect politique et de la citoyenneté de la fédération des nombreux peuples. Officiellement, la Russie s’appelle Rossijskaja federacija (Fédération russe), ses habitants sont indépendants de leur origine ethnique "Rossijane", (de la fédération de Russie). “Russe”, russkij, est dérivé de Rus’ et se rapporte aujourd’hui à la russisation comprise sous les aspects plus restricitifs de la religion, de l’origine ethnique et culturelle et de la langue en tant peuple le plus nombreux au sein de la fédération. Il serait urgent de faire cette distinction dans la langue allemande (et française, N.D.T.), parce qu’on aboutirait autrement à la confusion et à une représentation parfaitement erronée de l’identification au sein de la dédération de Russie.  

(17) G. Trofimenkos: The U.S. National Interest and Russia. International Affairs, Moscou 42 (1996), P. 58. Que l’on compare à ce sujet le point de vue américain correspondant chez Zbigniew Brzezinski: The Grand Chestboard: American Primacy and its Geostrategic Imperatives, New York 1997, P. 56.

(18) John R. Hale: Sixteenth-Century Explanations of War and Violence. Past & Present 51 (1971), P.21.

(19) Richard Cohen/ Bosnia Is Lost And So, Probably Is Nato. The Washington Post/International Tribune, 30 novembre 1994.

(20) Huntington: "En égard aux forces internes à la société, qui poussent en direction de l’hétorigénéité, la diversité, le multiculturalisme comme le partage ethnique et raciste, les USA ont besoin, plus que la plupart des autres pays, d’opposer un contrefort (an opposing other), pour maintenir leur unité." Samuel Huntington: The Erosion of American National Interest. Foreign Affairs 76:5 (Sept.-Oct. 1997), P. 32.

(21)  Cette conjecture semble se confirmer lentement. Conf. Helen Womack: Russian agents "blew up Moscou flats" (Des agents russes "ont fait sauté les immeubles de Moscou"). The Independent, 6 janvier 2000.

(22) Interview avec le General Commandant en Chef Leonid Ivaschov. Krasnaja Zvezda [Étoile Rouge], 10 octobre 1999. Nezavisimaja Gazeta [Journal Indépendant], 5 novembre 1999.

(23) Son discours d’entrée au gouvernement  est interessant. Vladimir Putin: Russia at the Turn of Millenium.

(24) U.S. Senate, Bolshevik Propaganda, Hearings before a Subcommittee of the Committee on the Judiciary, 65th Congress 1919, P. 679 et suiv.

(25) Jacques Sapir: Le krach russe. Paris 1998; Jacques Sapir: Autisme occidental envers la Russie. Le Monde Diplomatique, Dezember 1999, P. 10; Michel Chossudovsky: The Globaliszation of Poverty: Impacts of the IMF and World Bank Reforms. Londres- New York 2/1998, P. 225-242.

(26) The New Atlantic Initiative (NAI) est un nouveau lobby d’influence atlantique qui est né le 12 mai 1996, à Prague. Voir le site web.

(27) Brian Beedham: The Atlantic Community in 2012: Three Scenarios. Conférence lors du congrès du NAI à Istanbul, 2 mai 1998.

 

 

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